lundi 30 mai 2016

David Hasselhoff, ce prophète


Par Kostov

David Hasselhoff a fait l’histoire du XXe. Toutefois, si son rôle décisif dans la chute du Mur de Berlin est aujourd’hui incontesté, il est envisageable de dire que sa parole prophétique n’a pas été suffisamment comprise à ce moment. Nous avons raté-là le sens déterminant de sa mission qui restait encore sibylline. Ses mots prononcés devant ce parterre d’yeux télescopiques du monde entier n’ont pas été saisis en lien avec son cheminement philosophique. La chute du Mur représente pour beaucoup la fin d’un système, supplée par un autre. A proprement parler, si nous avions saisi l’essence de son Message, nous aurions dû comprendre qu’il s’agit bien plutôt du passage de l’âge technicien à un naturalisme du dépouillement artificiel et anti-sexy.

« Les exploits d'un chevalier solitaire dans un monde dangereux. Le chevalier et sa monture ! Un héros des temps modernes, dernier recours des innocents, des sans-espoir, victimes d'un monde cruel et impitoyable ». Par cet épitomé, la carrière missionnaire d’Hassel refuse d’emblée la condamnation de la Prométhée technicienne et le refuge dans la Forêt noire. « Noire » comme les temps sombres qu’il affronte dans sa monture noire, avec laquelle il se confond devant l’Apocalypse annoncée. La machine, obscure comme des cendres, ne représente plus l’arraisonnement heideggerien, mais bien plutôt l’allié salutaire de tous les « Sans- » prêts à verser dans le désespoir dans un environnement de pogroms général.

Durant quatre saisons, il refuse la justice commutative et arithmétique de l’ordre inébranlable. Il poursuit le but de la dépasser en faisant corps avec ce Deus ex machina. Celle-ci, seul et unique modèle, pour un être unique et intercesseur du sens ultime, est à son image issue d’une génération spontanée. Elle n’est pas une « invention », ne pouvant être réclamée de la création d’aucun homme. Elle n’a pas d’ascendance, et pourtant un dessein politique précis. La figure du « chevalier solitaire » montre nettement la filiation millénaire, plutôt que la rupture tabula rasa affublée usuellement à la technique. Désormais la vocation de l’avant-garde technologique et de l’avant-garde humaine sera d’accomplir la geste prophétique de retournement de l’ordre ancien, en s’appuyant, comme tous les envoyés qui l’ont précédé, sur les laissés-pour-compte.

Une grande différence avec tous les autres messagers dont on pourrait croire qu’il procède, est l’évolution radicale de sa mission. Ainsi, Muhammad (PBUH) n’a-t-il pas « transformé » le sens coranique, de la période mecquoise (610-622) à la période médinoise (622-632) comme pourraient l’indiquer la teneur des versets. Il a simplement « appliqué » les enseignements à une société concrète, afin que ceux-ci quittent le sort du quiétisme personnel.
Sans considérer l’aliénation pour ce « solitaire » de parler à un système de navigation, sa mission prend soudainement un tournant inédit. Il entend ouvrir une nouvelle voie à l’humanité. Après avoir fusionné avec les éléments technologiques les plus avancés, il ne veut faire plus qu’un avec l’élément de la Nature. Le slip de bains devient sa seule monture. Le dénuement contre les artifices devient l’avenir de l’humanité.


Mais sa critique ne s’adresse pas aux abus de la technologie, en cela restant en parfaite harmonie avec ses convictions. Bien plutôt, il veut encore épouser pleinement son temps -ou plutôt l’anticiper- et montrer aux hommes que l’on peut surmonter l’hyper-sexuation du capitalisme néo-libéral. Il veut sonner « l’alerte » -la traduction française est d’ailleurs plus fidèle à la conception hasselhoffienne. Son nouvel environnement festif, qui est aussi le contexte naissant des autres hommes à qu’il s’adresse, avait tout lieu de le pervertir. Or, cet Homère se jette dans l’abîme, pointant un esprit authentique de sacrifice.

Il devient pour nous une bouée de sauvetage. Il développe une insensibilité mondaine, tout en étant au cœur de tous les conflits de l’âme. En effet, il ne se laisse pas déstabiliser par les déesses dionysiaques à la symétrie parfaite. Il montre que l’on peut être parfaitement jouissif et hermétique aux chants des muses. L’Eros et civilisation de Marcuse entrevoyait déjà les limites de la « tolérance répressive » de la « libération », à travers des tentations pulsionnelles constamment sollicitées par le tout-sexualisé des canaux médiatiques. Mais aucun être humain n’avait su vaincre jusque-là cette contradiction. Le maître David lui, est au-dessus. Et il veut l’apprendre aux hommes. Eux aussi, peuvent être radicalement contre les forces du thanatos répressif promues par le « sexy » du néo-libéralisme.


Bien qu’officiellement produit du système, il est l’organe nu de la subversion. Quittant sa grosse machine pour exhiber son machin, il partage toujours le profond désir de sauver les homm.e.s de la noyade. Il oppose désormais les outrages d’une finance libéralisée, à la libération opérée à Malibu. Ne faire qu’un avec la nature, mais tout en apprivoisant sa propre nature. Il présage en cela la Décroissance écologique, courant qui occulte d’ailleurs rapidement l’origine réelle de son inspiration. Le véritable dévoilement de sa pensée intervient toutefois à la face du monde entier le 9 novembre 1989.

De cette date, il n’est généralement retenu que l’épiphénomène de l’effondrement du communisme. Pourtant, le messie nous avertissait au même moment des impasses du capitalisme triomphant. David Hasselhoff ne pouvait pourtant être plus clair dans la délivrance de son message à l’humanité égarée : « I have been looking for a freedom » chante-t-il dans un regard rétrospectif sur son parcours, semblant oublier là le million de disciples qui l’entoure. Au péril de sa vie, évitant bouteilles et pétard mortier, sur la nacelle le transportant, il nous parle. « J’ai passé ma vie à chercher » une vérité,  celle de la liberté. Or comment se présente-t-il à nous ? En arborant une veste futuriste dont la lumière, désormais muette et manifestant son dernier souffle, nous invite à penser que cette ancienne vérité qu’il expose à nos mirettes, symbolise désormais le passé. Il ne portera plus jamais un tel atour -sauf dans le rappel de la prophétie des 25 ans- dans la nouvelle ère qu’il a bien voulu nous ouvrir du dépouillement anti-capitaliste et de la lubricité inatteignable. L’avenir est dans l’anticipation de son époque, et dans la maîtrise de celle-ci avant qu’elle ne nous submerge dans une nouvelle forme transcendante.






vendredi 27 mai 2016

Le terrorisme : nouvelle guerre totale ou conflit de basse intensité ?


Le terme Conflit de basse intensité (CBI) désigne un large spectre d’affrontements armés opposant de manière multiforme un ou plusieurs États à des acteurs non-étatiques, selon la définition établie par le Général britannique et spécialiste de la guerre contre-insurrectionnelle Frank Kitson. Par opposition à un conflit de haute intensité, dans lequel deux entités étatiques (voire plus) se livrent un combat, dont l’intensité pourra se rapprocher de la définition contemporaine de la guerre totale, les conflits de basse intensité se caractérisent plutôt par leur caractère discontinu, limité et multiforme.
Le terrorisme international qui a connu un développement spectaculaire à partir des années 1970 jusqu’aux récents attentats de Paris (13 novembre 2015) ou de Bruxelles (22 mars 2016), s’apparente, sous de nombreux aspects, à une forme de conflit de basse intensité, gagnant aujourd’hui les grandes métropoles occidentales, dont l’objectif est de déstabiliser les États et sociétés qui en sont la cible. L’impact médiatique et psychologique énorme des tueries de Paris (plus de 140 victimes entre janvier et novembre 2015) a amené le gouvernement français à développer une rhétorique de la guerre totale répondant à celle qui est développée par l’État Islamique à l’encontre de la France.
Sommes-nous en guerre ?
Au lendemain des attentats de novembre, la rhétorique gouvernementale se résumait au leitmotiv inlassablement répété par Manuel Valls : « Nous sommes en guerre », lecture de la nouvelle situation politique d’ailleurs immédiatement mise à profit par François Hollande pour prévenir ses partenaires européens que le pacte de sécurité prévalait désormais sur le pacte de stabilité économique. Le 10 mars dernier, Jean-Yves Le Drian annonçait que le budget militaire de la France devait à nouveau augmenter : en plus de l’ouverture de 15 000 postes supplémentaires dans l’armée de terre et de 7000 dans la gendarmerie, le ministre de la Défense entend augmenter le budget de la réserve opérationnelle de 77% sur quatre ans. La mesure est symbolique. Après la fin de la conscription obligatoire en 1997, on revient à une conception concevant comme une nécessité première d’intégrer les civils à l’outil militaire afin de faciliter la défense du territoire. Ces évolutions significatives, intervenues en très peu de temps, alors que les professionnels et spécialistes étaient encore nombreux à déplorer le déclin de l’appareil militaire, pourraient à elles seules démontrer que la spectaculaire « extension du domaine de la lutte » en matière de terrorisme a effectivement livré l’Europe à un conflit de basse intensité qui a produit des retournements politiques spectaculaires.

Logique de déterritorialisation

Cependant, cette rhétorique et ce volontarisme, en accréditant d’une certaine manière la thèse d’un retour à la dialectique schmittienne de l’ami-ennemi, ne sauraient masquer le fait que la menace terroriste exportée en Europe par l’État Islamique s’appuie sur des logiques de déterritorialisation fortes. Bertrand Badie en faisait l’observation en 1995 dans La fin des territoires : essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect : « les apories territoriales se rapprochent du monde occidental et prolifèrent à mesure que se décompose l’ancien Empire soviétique. La démultiplication des échanges et des modes nouveaux d’intégration couvre d’ambiguïté l’idée multisécuritaire de territoire national. » [Fayard. 1995.] Une manière de souligner que la fin de l’Union Soviétique a mis en lumière la remise en question profonde du modèle de l’État-nation dans les régions anciennement situées dans la zone d’influence soviétique. Cette aporie, ou cette impossibilité territoriale, qui se révèle dans le système mondial post-guerre froide touche aussi les États-nations européens. Comme le soulignait le spécialiste des relations internationales Didier Bigo, la capacité à devenir invisible et l’esprit sacrificiel qui garantissent l’efficacité des groupes terroristes islamistes sont favorisés aujourd’hui par le caractère de plus en plus transnational des États européens. « Le problème n’est plus l’affrontement et l’accumulation des forces mais l’identification du groupe qui a commis des actes de violence. » Dans le contexte actuel marqué en Occident par une porosité extrême des frontières et une internationalisation croissante des territoires, ce travail d’identification devient très difficile, voire impossible.

Ce que veut l’État islamique

Tout le paradoxe et l’ironie de la campagne de conquête et de terreur initiée par l’État Islamique repose sur ce vaste mouvement de déterritorialisation. La première de ces apories fut largement médiatisée en septembre 2014 lors du franchissement de la frontière Syrie – Irak. Elle symbolisait la remise en cause de l’ordre Sykes-Picot, vieux d’un siècle, et la capacité d’un prosélytisme islamiste à utiliser à son profit les logiques d’oppositions interethniques, religieuses ou claniques dont la vigueur démontrait encore en 2014 la faiblesse de l’implantation du modèle de l’État-Nation au Moyen-Orient. L’État islamique s’est montré capable de tirer profit, pour nourrir son ascension fulgurante, des divisions et de la corruption endémique d’une société irakienne plongée dans le chaos ou des faiblesses d’un pouvoir syrien appuyé lui aussi sur les logiques communautaires. Mais les théoriciens de Daech ont su également utiliser à leur profit le délitement progressif des sociétés européennes et le discrédit relatif de leurs systèmes politiques. L’État Islamique ne fait pas mystère de son intention de mener une véritable guerre de civilisation, une rhétorique qui inspire même le titre du magazine Dabiq, du nom d’une ville syrienne où, selon la propagande de Daech, « brûleront un jour les armées croisées ». La déterritorialisation, sur fond de sécession communautaire et d’immigration massive, autorise désormais l’islamisme à faire appel à un djihadisme européen qui rend plus difficile encore la prévention des attentats.



Surtout, la répétition des actes terroristes dévoile ce que Bigo analysait déjà il y a vingt ans. Le conflit dans lequel nous plonge le terrorisme international fait voler en éclat l’illusion du monopole de la violence et de l’État protecteur et surplombant. Désormais à peine capable d’assurer les prérogatives du veilleur de nuit, l’État correspond aujourd’hui « à une direction administrative, à une gouvernementalité qui prétend être l’incarnation de la Nation et du Peuple en s’intitulant pour ce faire État. On croit à la monopolisation effective là où il n’y a toujours eu qu’une certaine prétention des gouvernants à revendiquer avec un certain succès seulement ce monopole. »

Permanence de la logique territoriale

Il convient cependant de nuancer encore quelque peu cette vision des choses qui nous verrait livrés pieds et poings liés aux exactions d’un islamisme transnational tout autant qu’aux choix hasardeux d’un État administrateur de chaos. Au conflit de basse intensité européen répond un conflit qui prend en Syrie le visage d’un plus classique affrontement territorial entre deux entités : le régime de Bachar-Al Assad, soutenu par la Russie, et l’État islamique qui possède une implantation et des ambitions territoriales qui peuvent être contrées de façon plus classique, sous réserve d’intervention au sol bien sûr. Par ailleurs, en Europe, même si l’on peut souligner le rôle du transnational, on ne peut en revanche que remarquer le caractère territorial de l’implantation salafiste qui a déjà gagné des quartiers dans les grandes métropoles et cherche à en obtenir davantage en appliquant aux zones grises de notre développement urbain un principe de conquête de territoires qui peuvent ensuite servir de base arrière aux actions terroristes.
Le contexte de plus en plus menaçant confirme la faillite des États européens, incapables d’appréhender le caractère inédit du conflit se déroulant désormais sur leur sol et tout aussi impuissants à assumer leurs responsabilités dans le conflit qui se déroule à leurs portes au Moyen-Orient, avec pour conséquence une crise migratoire qui achève de faire vaciller une Union Européenne en lambeaux. Ceci a permit à la Russie d’achever son équipée syrienne par une splendide opération de communication faisant de Vladimir Poutine le sauveur de Palmyre, joyau gréco-romain pour lequel les Européens n’auront pas levé le petit doigt.


Publié sur Contrepoints

mercredi 25 mai 2016

L'avant-guerre civile


 En 1998, le philosophe Eric Werner évoquait, dans un ouvrage au titre éponyme, « l’avant-guerre civile »[1], s’inquiétant de la propension des Etats contemporains à user à leur profit des multiples tensions internes des sociétés contemporaine afin de légitimer leur pouvoir, distribuant ici et là des subventions, des droits, des statuts, des avantages à tel ou tel segment de la population, utilisant à leur avantages la destruction du tissu social, les conséquences de l’immigration de masse et la menace d’affrontements sociaux-ethniques pour consolider une position d’arbitre incontournable dans un contexte de délitement postmoderne.

Les troubles liés à la contestation de la loi El Khomri donne à nouveau l’occasion de vérifier la viabilité des thèses de Werner. La majorité des Français assistent en spectateurs médusés aux explosions de violence auxquelles donnent lieu les exploits des antifas et autres casseurs au nom d’un romantisme révolutionnaire et d’un projet anarcho-utopistes qui laissent nombre d’observateurs dubitatifs voire franchement atterrés. Pour les routiers et salariés qui tentent de bloquer autoroutes et raffineries, la remise en cause de la loi travail et la question de la rémunération des heures supplémentaires reste le point essentiel d’un discours contestataire et de revendications salariales assez classiques. Pour les manifestants autoproclamés « anticapitalistes » qui ont dévasté les centre-villes rennais ou nantais, on a dépassé en revanche depuis bien longtemps ces préoccupations très terre à terre pour afficher des exigences nettement plus abstraites : « Pour rappel, NuitDebout c’est horizontal, c’est-à dire qu’il n’y a ni prises de position officielles, ni revendications officielles », rappelle de façon assez cryptique le compte Twitter du mouvement Nuit Debout rennais. La furie chaotique qui anime les casseurs se voudrait-elle simplement l’illustration d’un nouveau « mal du siècle » au chevet duquel se penchent les médias compatissants et d’un projet de société « idéale » qui coûte surtout cher en mobilier urbain ? 


Le spectacle des centres urbains de Paris, Rennes ou Nantes, livrés à la rage de demander l’impossible, irrite l’opinion publique et embarrasse le gouvernement dont on ne sait s’il a péché par incompétence ou amateurisme machiavélien. Les idiots utiles se trouvent à tous les étages de l’avant-guerre civile dont Eric Werner a très bien décrit les contours mouvants dans son ouvrage, il y a dix-sept ans. Avec une lucidité certaine, Werner détaillait alors le mécanisme de dislocation de la démocratie livrée à elle-même à la fin de la guerre froide. On peut d’ailleurs relier quelques réflexions à celle de Werner. Fukuyama tout d’abord, énormément et quelquefois injustement moqué et dont La fin de l’histoire[2] ne pronostique peut-être pas tant une fin de l’histoire globale que l’incapacité de l’homme occidental à s’inscrire encore dans cette histoire. Marcel Gauchet[3] également, qui analysait ce système étrange d’une démocratie dont le triomphe absolu menace l’existence même, et dont les institutions ou les gouvernements n’ont plus pour fonction que de servir de self-service législatif à des sociétés atomisées et individualistes. 

Werner va plus loin cependant dans L’avant-guerre civile. Le constat fait en 1998 dépasse celui de l’anomisme durkheimien. En encourageant une immigration de masse dont ils refusent paradoxalement d’assumer les conséquences en termes d’intégration sociale et culturelle, les Etats européens ont délibérément cherché à détruire le tissu social et attiser les tensions en son sein pour diviser et neutraliser l’opinion. La gestion de la question sécuritaire est par ailleurs aussi aberrante que le thème est central dans toute les campagnes politiques d’importance depuis trente ans. Incompétence ou aggravation délibérée du climat sécuritaire et social ? Eric Werner ne doutait pas, en 1998, que la deuxième explication était la bonne : l’insécurité sociale, culturelle et physique est dans tout les cas un levier de pouvoir formidable et un instrument de contrôle des masses. Il s’agit donc de la susciter et de l’aggraver par une politique délibérée de culture du chaos dont la gestion des troubles liés à la loi El Khomri donne aujourd’hui un autre exemple.

On se demande en effet comment le gouvernement et le ministère de l’Intérieur ont pu laisser aller les choses aussi loin depuis les premières violences liées à Nuit Debout jusqu’aux saccages intervenus à Nantes ou Rennes. La police et la gendarmerie y sont logiquement les premières exposées : près de 400 blessés depuis le début des violences, sur lesquels les médias s’attardent moins que la malheureuse victime rennaise d’un tir de flashball. Il est vrai que le syndrôme Rémi Fraisse – après Malik Oussekine – étant très présent dans les esprits, les forces de l’ordre peuvent se plaindre à bon droit de ne jamais recevoir de directives claires ou de n’obtenir l’autorisation d’intervenir que quand la situation a déjà largement dégénéré. Syndicats et manifestants peuvent alors hurler à la répression policière tandis que l’opinion a sous les yeux le spectacle de casseurs brutaux et de syndicats irresponsables justifiant le recours à la violence au nom d’arguments et d’une rhétorique de la victimisation qu’une grande partie de l’opinion ne comprend plus. C’est exactement le scénario pensé par Werner dans un contexte où frontières et autorités étatiques deviennent si floues qu’elles justifient l’emploi du vocable « d’avant-guerre civile » décrivant une situation de déliquescence avancée du pouvoir politique et de fragmentation territoriale qui prélude à des troubles bien plus graves. C’est ce contexte dont les gouvernements modernes tentent avec plus ou moins d’habilité de tirer parti pour maintenir un pouvoir fragile…et de plus en plus fragilisé par ce qui apparaît comme un cynisme bas du front et suicidaire. 

Dans un ouvrage plus récent, publié en 2012, Le début de la fin et autres causeries crépusculaires[4], Werner retente à nouveau la démonstration faite dans L’Avant-guerre civile, cette fois sous la forme originale de brefs dialogues entre plusieurs archétypes qui s’entrecroisent, l’Avocate, l’Ethnologue, le Visiteur, l’Étudiante… Dialogues que l’auteur poursuit d’ailleurs sur son blog personnel, en livrant quelques analyses acides sur l’actualité la plus récente :

Cela étant, les gens, parfois, se réveillent. Vous parlez de Verdun, dit l'Etudiante? C'est très rare que le pouvoir recule, dit le Visiteur. Surtout quand des symboles sont en jeu. En règle générale, il ne cède pas. Là, en revanche, il a cédé. Cela mérite attention. Expliquez-moi, dit l'Etudiante. La peur est le commencement de la sagesse, dit le Visiteur. Ces personnels, je pense, ont eu peur: peur pour eux-mêmes, tout simplement. Peur qu'il ne leur arrive quelque chose. Juste quelque chose. Ils sont habitués à prendre des risques, dit l'Etudiante. Quand, dans ce domaine-là, les gens se réveillent, en règle générale cela fait particulièrement peur, dit le Visiteur. On ne sait jamais où cela mène, je veux dire: jusqu'où.[5]


Publié sur Contrepoints


[1] http://www.lagedhomme.com/ouvrages/eric+werner/l'avant-guerre+civile/2478
[2] https://www.forum.lu/wp-content/uploads/2015/11/2961_137_Campagna.pdf
[3] http://gauchet.blogspot.fr/2006/05/la-dmocratie-contre-elle-mme.html
[4] http://livre.fnac.com/a5017701/Eric-Werner-Le-debut-de-la-fin
[5] http://ericwerner.blogspot.fr/

lundi 23 mai 2016

Rennes ou la lutte des casses




« Rennes est devenue une ville de contreplaqué », explique Vincent, un grand barbu au ton posé, qui exerce le métier de blanchisseur et raconte de quelle manière il a écopé d’un coup de matraque en allant livrer un restaurant du centre-ville de Rennes. « J’ai garé ma camionnette place des Lices, où a lieu le marché. L’ambiance était très différente d’un jour de marché normal et la foule plus nombreuse. » Il est néanmoins aller porter sa commande au restaurant. « J’ai à peine eu le temps de prendre un café qu’un feu de palette était allumé dehors. Un camion de pompier est rapidement arrivé sur les lieux et a été accueilli par des jets de projectiles. En cherchant à reculer, il a embouti un deuxième camion qui le suivait. Je n’ai pas demandé mon reste et je suis sorti pour tenter de regagner ma camionnette. » Bloqué par la foule et repoussé vers une rue adjacente, il se retrouve face à un CRS, qui lui assène un coup de matraque sur le flanc. « Plutôt un avertissement qu’un coup véritable », tempère Vincent, « je n’avais pas vraiment une dégaine de casseur et je pense qu’il s’agissait juste de me faire comprendre fermement qu’il fallait dégager au plus vite. » 

Vincent n’en veut pas particulièrement au CRS qui lui a laissé un beau bleu. Ce sont ceux qui ont déclenché un feu de palettes et ont caillassé le camion de pompier qu’il tient pour les principaux responsables. Il a même peine à comprendre la soudaine flambée de « haine anti-flic », que dénonçait il y a quelques jours les policiers qui ont manifesté à Paris. « C’est un drôle d’ascenseur émotionnel. Après les attentats de janvier 2015, on voyait des images de foule embrassant les forces de l’ordre, et aujourd’hui on a ce genre de scène de violence, il n’y a pas beaucoup de cohérence dans ce pays. » Les scènes de violence en question sont amplement relayées sur les réseaux sociaux par les groupements « autonomes » ou « antifas », à l’instar de cette vidéo largement reprise montrant le lynchage d’un CRS par une foule d’émeutiers avec, pour toute justification, un commentaire édifiant : « il a voulu faire le chaud, il l’a bien cherché. »
Rennes est depuis longtemps considérée comme une base historique du mouvement antifa. En février 2014, l’organisation d’un meeting du Front National dans la salle de la Cité, haut lieu de la vie musicale rennaise et symbole historique de la culture ouvrière de la ville, avait provoqué une nuit d’émeutes, dévastant une partie du centre-ville. Ces dernières semaines, la salle de la Cité s’est retrouvée à nouveau au centre des tensions. Investie par des squatters et mouvements d’extrême-gauche, la salle de concert datant de 1920 a été entièrement vandalisée, les murs tagués et percés, le plancher défoncé, l’enseigne arrachée. D’abord peu regardante vis-à-vis de l’occupation, la mairie PS de Rennes s’est résolue à faire évacuer l’endroit par la force, occasionnant la fameuse nuit d’émeutes que Rennes a connu vendredi 11 mai. L’affaire rappelle un précédent, celui du CPE, quand un « village solidaire » avait été installé en plein milieu de la place parlement, sorte de « Nuit Debout » avant l’heure, cour des miracles haute en couleur avec ses stands, ses cracheurs de feu ou ses jongleurs et une sono rudimentaire diffusant de la techno rugueuse en continu pour le plus grand plaisir des riverains…Jusqu’à ce qu’Edmond Hervé, maire de l’époque se décide brutalement à faire évacuer à coups de bulldozers tout ce joli monde qui risquait de compromettre sérieusement la tenue du festival Mythos à l’arrivée du printemps… 


La tradition d’extrême-gauche de Rennes ne date en effet pas d’hier. L’Appel, qui a inspiré le célèbre opus L’insurrection qui vient, du comité invisible, passe pour avoir été rédigé en 2003 dans l’un des nombreux squats rennais, L’Ekluserie, fief des antifas et de la CNT. Le milieu très particulier qui gravitait au début des années 2000 dans ces différents squats – L’Ekluserie, L’Elaboratoire, Le Ty-Squat…- a été dépeint de manière fort intéressante par la réalisatrice Bénédicte Pagnot dans le film Les Lendemains. Elle y décrit l’itinéraire d’Audrey, jeune étudiante issue de la banlieue périurbaine de la capitale bretonne et découvrant peu à peu le milieu alternatif des squats et de la contestation d’extrême-gauche. Deux scènes en particulier marquent le film. Dans l’une d’elle, le groupe de squatters « autonomes » raillent les salariés qui tiennent un piquet de grève devant une usine. A Audrey un peu décontenancée, un de ses compagnons de squat assène : « On n'a pas trouvé à ce jour de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. » Une citation tout droit tirée de L’insurrection qui vient. A un autre moment, avoir peinturluré en noir une permanence CGT, les spécialistes de l’agitprop avouent penauds à l’un des leurs qui leur reproche de n’avoir pas inscrit le moindre slogan qui puisse différencier leur action du vandalisme primaire : « on n’y a pas pensé. » Le film de Pagnot date de 2012. Il n’a semble-t-il rien perdu de son actualité…

 
Dans les années 70-80, Rennes avait gagné ses galons de capitale du rock et du punk. Dans les années 90, les innombrables bars y offraient encore une vie nocturne qui n’avaient rien à envier aux nuits parisiennes. Ce fut aussi, à cette époque, l’arrivée de la techno et des free parties et l’enracinement d’une population bigarrée et interlope dans le centre-ville et les faubourgs de la capitale bretonne où les squats se multipliaient. « Je croise un charclo, il me dit qu’il vient de Rennes », chantait déjà MC Solaar au début des années 90, quand la cité bretonne avait acquis une véritable réputation de ville ouverte et que la faculté de Villejean était devenu un bastion de la contestation étudiante. « Quand Villejean se mettait en grève, se souvient un ancien combattant de la grande époque pas si lointaine, l’université Toulouse-le-Mirail lui répondait immédiatement et les deux facultés se tiraient la bourre pour savoir qui ferait perdurer le mouvement le plus longtemps. Rennes gagnait le plus souvent. » Les troubles ont d’ailleurs repris à Villejean à l’occasion des manifestations contre la loi El Khomri. Au point que, pour empêcher l’occupation d’un grand amphi, la présidence de la faculté de Rennes-Villejean a tout simplement décidé…de le faire murer après évacuation. Tout un symbole…



Les années fastes de Rennes semblent loin aujourd’hui. Nantes lui a ravi son statut de capitale culturelle et musicale et Rennes la fêtarde est redevenue une sage préfecture, un peu assoupie. Peu à peu les bars se ferment, la fameuse rue St Michel, dont une partie est occupée par des travaux qui semblent ne jamais devoir finir suite à l’incendie d’un immeuble, a largement perdu de sa superbe. Une par une, les nombreuses librairies de la ville disparaissent, remplacée par des magasins de déco. Ne reste de la grande époque que l’enthousiasme révolutionnaire, porté par les groupes autonomes et antifas, dont l’activisme repose sur une véritable mystique de la violence, plus encore que de la révolution. 


Les groupes qui ont mis à sac le centre-ville le vendredi 11 mai et ont encore tenté dans les jours suivants quelques actions d’éclat sont en effet bien différents des camionneurs ou des salariés qui ont bloqué rocade ou raffineries aux alentours et dont ils prétendent partager le combat. Antifas ou autonomes ont leur propre histoire à Rennes, des redskins des années 90 aux casseurs d’aujourd’hui qui desservent largement la cause qu’ils prétendent servir. Et les troubles des dernières semaines contribuent un peu plus à l’assoupissement de l’ancienne capitale du rock, rendant la vie dure pour les cafetiers et autres commerçants. Le jeudi soir qui suit les affrontements du week-end, les terrasses de la rue de la Visitation sont normalement, et plus encore en cette époque de fin d’examens, encombrées de clients. Ce soir-là, pas un chat à vingt-deux heures. La rue est totalement déserte. Un client s’étonne, avec un peu de méchanceté : « C’est Laval ici ou quoi ? » Un patron de bar, un peu plus loin, place St Michel, n’a pas lui le cœur à rire : « les attentats du 13 novembre ont eu un impact ici aussi. En termes de fréquentation, c’était déjà une mauvaise année depuis décembre mais avec ce qui se passe maintenant, ça commence à ressembler à un désastre. On parle de violence policière ou de violence des casseurs mais la violence est aussi économique. » Dans la journée, l’impression est la même. Peu de voitures circulent, tout le monde s’étant jeté sur les stations-service par crainte de la pénurie d’essence. Le centre-ville déserté n’est fréquenté que par quelques badauds et des groupes de gendarmes ou de policiers caparaçonnés qui circulent entre les vitrines couvertes de panneaux de bois. Pas une banque, pas une, n’a échappé à la destruction. Sur l’un des panneaux couvrant le Crédit Mutuel, un graffeur sarcastique a imité à la perfection le sigle « HSBC », tandis que le sigle de la Banque Populaire orne désormais la façade aveugle d’une Société Générale comme si toutes ses destructions résultaient d’une étrange bataille de territoire entre enseignes. A quelques pas de là, Tieck, patron du « BDS », le « Bar Des Sports », lieu branché des quais, ironise avec un certain humour sur sa bonne fortune. Originaire d’Asie, il a vécu quelques temps à Chicago où il a rencontré sa femme, avant de décider de revenir en France et à Rennes, où il avait accompli ses études. Il y a depuis installé trois restaurants et deux bars. « Mon père est un homme très croyant et très pratiquant. Alors quand j’ai monté mon bar ici, il a insisté pour que je place à l’entrée le petit miroir à huit faces qui sert en Asie à attirer la bonne fortune sur le nouvel établissement. On dirait que ça a marché, j’ai un collègue qui m’a demandé récemment comment j’avais fait pour avoir la seule vitrine tenant encore debout sur les quais après la castagne de vendredi. » 



Il n’empêche qu’il ne comprend pas vraiment les motivations des manifestants. « Je comprends qu’on proteste contre la loi El Khomri. Chacun peut avoir ses raisons et son avis mais il y a des choses qui m’ont choqué. J’ai vu un type qui brandissait un panneau pour proclamer qu’il refusait de se lever à moins de 1200 € par jour. Ma mère a travaillé toute sa vie et s’est levée pour bien moins que ça. Je trouve ce genre de slogan insultant. » D’autres choses ne passent pas : voir des casseurs attaquer un distributeur de billets à la hache de pompier, dévaster les boutiques et les commerces sans distinction. La page Facebook « Rennes contre les casseurs » recense ainsi les exactions commises et s’étonne que même la boutique d’un coiffeur n’ai pas échappé au carnage. Une partie grandissante de la population a certainement du mal à comprendre les motivations de ceux qui se livrent à ce genre de méfaits mais l’avis partagée par beaucoup est aussi que le gouvernement et les autorités ont sciemment omis de donner des directives claires aux forces de l’ordre et laissé pourrir la situation avant d’intervenir, ceci afin de décrédibiliser le mouvement de contestation de la loi El Khomri aux yeux de l’opinion publique. « Tout cela pour que les gens mettent dans le même sac opposants et casseurs…Le premier responsable des violences, commises d’ailleurs aussi bien à l’encontre des biens et des personnes que des forces de police, c’est le gouvernement », commente une habitante. Dans sa volonté de se dissocier des agissements des divers groupuscules et face aux accusations de manipulation par l’ultragauche radicale, le mouvement « Nuit Debout Rennes » s’est fendu d’un tweet (involontairement) amusant pour se défendre de toute prise de contrôle occulte du mouvement. « Nuit Debout n’a pas d’organisation horizontale » ont tenu à préciser de façon charmante les organisateurs. Un peu de poésie dans un monde de casse ?


Publié sur Causeur